Décoloniser l'esprit
« Ce livre est mon adieu à l'anglais » : Ngugi wa Thiong'o, romancier kényan, n'y va pas par quatre chemins, il décide que désormais, il n'écrira plus qu'en kikuyu. Pour un auteur dont les oeuvres sont largement diffusées dans le monde anglophone, c'est une lourde décision, dont Décoloniser l'esprit, écrit en 1986, explique les raisons.L'origine remonte à une « Conférence des écrivains africains de langue anglaise », organisée en 1962, en Ouganda : elle excluait les auteurs écrivant dans l'une ou l'autre des langues africaines, et le jeune Ngugi se posait alors la question : « Comment a-t-il été possible que nous, écrivains africains, fassions preuve de tant de faiblesse dans la défense de nos propres langues et de tant d'avidité dans la revendication de langues étrangères, à commencer par celles de nos colonisateurs ? » À travers son parcours personnel de romancier et d'homme de théâtre, Ngugi wa Thiong'o montre que le rôle donné aux littératures orales africaines, la vision de l'Afrique comme un tout et non comme un découpage issu de la colonisation, la référence aux traditions de résistance populaire, tout cela qui passe par la langue est la condition nécessaire pour décoloniser l'esprit.
À propos de l'auteur
Ngũgĩ wa Thiongʼo est le cinquième fils de la troisième des quatre femmes de son père Thiong'o wa Nducu. L'enfant fréquente l'école de la mission presbytérienne de l'Église d'Écosse avant d'entrer, en 1949, dans l'école indépendante, religieuse et nationaliste, Karing'a. Le jeune garçon fait montre de réelles qualités scolaires et obtient une bourse pour l'Alliance School, seul collège kényan à former des Africains sous le régime colonial britannique. Ngũgĩ wa Thiongʼo poursuit donc sa scolarité en anglais, alors que la situation politique du pays commence à se dégrader puisque des voix s'élèvent contre le colonialisme anglais. La violence embrase peu à peu le pays.
Ngũgĩ wa Thiongʼo rejoint alors l'Ouganda et s'inscrit à l'université Makerere en 1962, qui est alors le seul établissement universitaire d'Afrique de l'Est (dépendant de l'université de Londres). Il y dirige la revue Penpoint et se fait connaître grâce à sa première pièce L'Ermite noir.
Figure dominante de la littérature des années Moi, il a très tôt adopté des positions radicales sur la « politique néocoloniale de l’establishment kényan ». Il participe à une conférence controversée sur le sujet au sein de l'université Makerere.
Son premier roman, Enfant, ne pleure pas (Weep not Child), est écrit en 1962, à la veille de l’indépendance du Kenya. L'auteur y aborde, à travers les yeux de son jeune héros Njoroge, les tensions entre Blancs et Noirs, entre culture africaine et influence européenne, à une époque (1952-1956) où les insurgés kikuyus, plus connus sous le nom de Mau Mau se lèvent contre l'autorité anglaise.
De retour au Kenya, Ngũgĩ wa Thiongʼo devient journaliste pour le prestigieux hebdomadaire The Nation, avant de rejoindre l'université de Leeds, au Royaume-Uni, où il commencera un travail de recherche sur Joseph Conrad. L'écrivain rédige alors Et le blé jaillira (A Grain of Wheat), paru en 1967, qui lui vaut son premier succès international.
À partir de 1967, il enseigne successivement au Kenya et en Ouganda. En 1971, il publie un premier recueil d'essais, Rentrer chez soi (Homecoming), puis vient le roman Pétales de sang (Petals of Blood), publié en 1977. Le récit, qui se déroule dans les années 1960-1970, traite du pillage des paysans et des laissés pour compte de la résistance coloniale, volés par la nouvelle classe sociale bourgeoise issue de l'indépendance.
L'écrivain « afro-saxon », comme il se définit, se consacre ensuite au théâtre avec Le Procès de Dedan Kimathi (The Trial of Dedan Kimathi, 1976) et Je me marierai quand je voudrai (Ngaahika Ndeenda (1977)). Cette dernière pièce, jouée en kikuyu devant un public populaire de plus en plus large, dérange les hautes sphères du pouvoir. Ngugi est arrêté en décembre 1977.
Il passera un an en prison et ce séjour radicalise cet auteur marxisant, qui adopte un ton de plus en plus critique envers le gouvernement. Il réécrit en kikuyu Caithani Matharaba-ini (littéralement : Le diable sur la croix), rédigé en prison dans les marges de sa Bible et sur du papier toilette, dans lequel il détaille la déliquescence de son pays, cornaqué par les voyous et les profiteurs. Sa pièce suivante, Maitu Njugira (1982) est interdite, et le théâtre où elle devait être jouée, rasé. La tentative de coup d'État de 1982 surprend Ngugi en Europe ; il ne rentrera pas au pays. Pour décoloniser l'esprit(Decolonising the Mind), est son adieu à l'écriture en anglais : depuis lors, il écrit ses romans uniquement en sa langue maternelle, le kikuyu, afin de toucher plus directement son premier public, celui à qui il s'adresse en priorité. Ses romans seront ensuite traduits en anglais, swahili et d'autres langues. Matigari, qui paraît en 1986, raconte la confrontation d'un ancien guérillero mau mau et des nouveaux dirigeants politiques du pays. À la sortie du livre, le gouvernement kényan marque son irritation et va jusqu'à lancer un mandat d’arrêt contre un des personnages (fictif) du roman. Le livre sera interdit dans la foulée.
Exilé à Londres, puis en Californie, professeur à l'université de New York, Ngũgĩ wa Thiongʼo continue de publier régulièrement pièces et essais. Au moment où paraît en 2004 à Nairobi Murogi wa Kagogo, il décide de rentrer d’exil. « Nous avons beaucoup parlé de l'exil politique/ [...] / Ta douce figure m'a rappelé notre terre natale / Ma maison à Limuru et la tienne à Mang'u / Un jour nous rentrerons chez nous / Et nous parlerons notre propre langue. » Ainsi s'exprime l'écrivain dans le poème « Kuri Njeeri » dédié à sa femme. Murogi wa Kagogo, qui veut dire « sorcier du corbeau » est le livre le plus long jamais composé dans une langue de l'Afrique subsaharienne.
Ngũgĩ wa Thiongʼo revient au Kenya le 31 juillet 2004, après 22 ans d'absence (il s'était juré de ne pas revenir dans son pays natal tant que Daniel arap Moi serait au pouvoir). Quelques jours après leur arrivée, ils sont réveillés, sa femme et lui, en pleine nuit dans leur appartement de location à Norfolk Towers. Quatre agresseurs, armés de revolvers, d'une machette et d'une cisaille, violent sa femme sous ses yeux. Ngũgĩ wa Thiongʼo, qui essaie de se défendre, est frappé et brûlé au visage. Les malfaiteurs sont arrêtés quelques jours plus tard et traînés en justice1.
Dans ses mémoires In the House of the Interpreter, parus en 2012, Ngũgĩ wa Thiongʼo exprime son admiration pour la littérature française, notamment pour Louis-Ferdinand Céline, dont il souhaite la traduction de l'œuvre intégrale en kikuyu.
Éditeur : La Fabrique
Date de parution : avril 2011
162 Pages